Dossiers mardi 15 juin 2021
Pratique du droit : faut-il avoir peur des nouvelles technologies?
Par Emmanuelle Gril
Les nouvelles technologies font partie de notre quotidien et ont aussi envahi la sphère professionnelle. Si certaines d’entre elles sont les bienvenues, le recours à d’autres demeure prématuré dans le domaine du droit, estime un expert. Entretien avec Vincent Gautrais, professeur à la Faculté de droit de l’Université de Montréal et directeur du Centre de recherche en droit public.
« Les technologies nous obligent à devenir intelligents », écrivait le philosophe français Michel Serres, un auteur que Vincent Gautrais aime citer. « Nous vivons une période passionnante. Mais il faut aussi rester aux aguets, car nous sommes également dans une phase de transition et nous ne savons pas encore si les avantages de certaines technologies seront supérieurs à leurs inconvénients », note le professeur. La prudence est donc de mise, même si cela n’empêche pas de conserver un esprit d’ouverture face aux changements.
S’ouvrir au changement
La révolution numérique est en marche, et elle tend à modifier la façon de travailler des avocats. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle une nouvelle obligation de compétence technologique a fait son apparition dans le Code de déontologie en novembre 2020 (voir l’article TI : de nouvelles obligations déontologiques).
Le fonctionnement du système de justice est également bouleversé, et à cet égard, la crise sanitaire a permis de faire un grand bond en avant. Ainsi, une énergie considérable a été déployée pour permettre le développement des audiences virtuelles, du Greffe numérique judiciaire du Québec ainsi que d’un système de signature numérique et d’envoi électronique des jugements. Ces avancées permettent de gagner du temps, de réduire les déplacements, tout en en éliminant les coûts reliés à l’impression.
Toutefois, Vincent Gautrais remarque une certaine résistance sur le terrain. « Par exemple, si le dépôt numérique a de nombreux atouts, des juges se plaignent que cela les oblige désormais à imprimer eux-mêmes les documents. Il est vrai que le papier présente des atouts que le numérique n’offre pas », note-t-il. Il rappelle que le vaste et coûteux projet de numérisation des documents judiciaires mené en Ontario en 2003-2004, s’est soldé par un échec parce que la magistrature a répugné à faire le saut. « Pour favoriser l’adoption des technologies, il est préférable de proposer un soutien et un accompagnement aux professionnels qui doivent les utiliser », recommande-t-il.
De plus, les professions juridiques semblent avoir une attitude relativement conservatrice lorsqu’il est question de nouvelles technologies. C’est du moins ce qu’indique l’Étude relative à l’incidence des technologies de l’information et des communications sur la formation des juristes du Québec, publiée en décembre 2020. Sur les 500 juristes québécois sondés par Pierre-Luc Déziel, professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval, et son équipe, près de 75 % des répondants disent ne pas connaître les outils numériques d’aide à la décision et près de 74 % n’ont pas non plus entendu parler des outils d’aide à la rédaction. En revanche, les plateformes d’aide à la recherche sont populaires et environ 74 % des personnes interrogées y avaient recours régulièrement.
Défis et enjeux de l’intelligence artificielle
Depuis quelques années, l’intelligence artificielle (IA) connaît un essor marqué. Certaines de ses applications sont déjà utilisées au Québec dans le domaine juridique. Par exemple Kira, une technologie d’apprentissage automatique qui permet d’analyser des contrats, a été adoptée par le cabinet Fasken dès 2018. Aux États-Unis, on retrouve même des logiciels qui se substituent aux décisions humaines.
Vincent Gautrais mentionne notamment l’application qui permet d’évaluer la dangerosité d’un prévenu en se basant sur des critères prédéterminés. Un outil pour lequel il émet de sérieux doutes. « C’est plus rapide, mais ce faisant on prend le risque de créer une injustice », prévient-il. Sans parler des biais liés à la façon dont les algorithmes ont été programmés, qui nuisent à l’impartialité des décisions. C’est pourquoi il estime que les cas complexes devraient toujours demeurer du ressort des humains. Car selon lui, il faut se garder de jouer les apprentis sorciers en confiant trop de responsabilités à des machines. « Je demeure très sceptique quant à la pertinence de technologies ultramodernes, mais qui sont prématurées, alors que nous sommes toujours en retard sur d’autres », insiste-t-il.
D’ailleurs, le droit de tradition civiliste, la petitesse du marché québécois et l’usage de la langue française constituent aussi un frein. En effet, pour pouvoir effectuer leur apprentissage, les outils d’intelligence artificielle ont besoin d’une quantité impressionnante de données. Actuellement, les outils existants sont plutôt adaptés aux documents juridiques en langue anglaise. Ce n’est donc pas pour demain que l’avocat sera détrôné par la machine, même si celle-ci pourra à terme, lui permettre des gains en temps et en efficacité.