Dossiers dimanche 13 février 2022
Reprises de logement et évictions : matière à réflexion
Par Johanne Landry
Le rapport annuel 2020-2021 du Tribunal administratif du logement fait état de 1 970 demandes introduites pour des reprises de logement et de 24 094 demandes pour non-paiement de loyer. Quels sont les enjeux sociaux derrière ces chiffres?
Martin Gallié est professeur au Département des sciences juridiques de l’UQAM. Expert en droit social et en droit du logement, il a mené plusieurs recherches et contribué à de nombreuses publications. Il partage ses réflexions sur les reprises de logement et les évictions pour non-paiement de loyer.
Les demandes déposées par des propriétaires qui désirent reprendre un logement ont beau être beaucoup moins nombreuses que celles visant à faire évincer un locataire mauvais payeur, on en parle bien davantage. « Probablement parce qu’elles peuvent toucher toutes les classes sociales ou presque, commente Martin Gallié, alors que les expulsions pour non-paiement affectent uniquement les classes populaires, des gens à faibles revenus, des personnes âgées, des mères monoparentales, des personnes qui, bien souvent, sont isolées et ignorent l’existence d’associations qui pourraient les aider. »
Reprises de logement : comment se passent les ententes hors cour?
Ce qui a attiré l’attention de Martin Gallié lors de ses travaux dont il a publié le rapport en 2017[1], c’est que la grande majorité des reprises de logement semblent se dérouler hors cour, par des ententes conclues entre propriétaires et locataires. « Ces ententes sont-elles légales? Respectent-elles les dispositions d’ordre public et notamment celles qui interdisent de reprendre un logement de mauvaise foi? Sont-elles équitables? Quelle somme les propriétaires sont-ils prêts à payer pour expulser un locataire d’un logement dont la valeur a explosé sur le marché immobilier? Nous n’en savons rien parce que la plupart de ces reprises passent sous le radar, en dehors de tout contrôle des autorités publiques, explique Martin Gallié. Cependant, si on regarde les ententes qui ont été par la suite contestées au tribunal, on estime qu’environ la moitié étaient abusives envers le locataire ou ne respectaient pas la règlementation. »
Le professeur Gallié voit également un enjeu d’uniformisation des règles qui régissent les reprises. « Si le propriétaire veut agrandir le logement, les règles sont différentes de celles qui s’appliquent s’il veut reprendre l’appartement pour y loger un membre de sa famille. C’est la même chose pour les préavis : dans un cas, un refus de répondre sera une acceptation et dans l’autre, un rejet. En ce qui concerne les indemnités, dans un cas, elles sont fixées par le Code civil du Québec et dans l’autre, par un juge. Il n’y a aucune logique derrière cela puisque le résultat est le même, quelqu’un va devoir quitter le logement qu’il habite. »
[1] Gallié, Martin; Brunet, Julie; Laniel, Richard-Alexandre (2017), Les expulsions de logement « sans faute » : le cas des reprises et des évictions.
Expulsions pour non-paiement sans égard pour les conséquences
Lorsqu’il parle des travaux menés dans le cadre d’études sur les expulsions de locataires[2] et [3], Martin Gallié s’insurge et dénonce ce qu’il considère comme inacceptable. « La législation québécoise à cet égard est l’une des plus rétrogrades parmi les sociétés occidentales », dit-il.
« Au Québec, insiste Martin Gallié, le volume de dossiers traités par le Tribunal administratif du logement dépasse en nombre ceux du Tribunal du travail ainsi que la quantité de mariages et de divorces prononcés dans la province! » Ce sont des dizaines de milliers de personnes – les détenteurs de baux et les membres de leurs familles – qui sont, chaque année, visées par des procédures d’expulsion pour des arriérés de loyer de plus de trois semaines. Ces demandes sont accordées dans plus de 95 % des cas, peu importe les sommes dues, l’âge des justiciables, la présence d’enfants dans le logement ou le fait que les personnes visées souffrent d’une maladie. Les conséquences individuelles et sociales de l’expulsion sont ignorées par la justice. Les magistrats de première instance ont, en effet, peu de pouvoir pour tenir compte de la proportionnalité de cette décision. On ne sait pas combien de ces jugements sont finalement exécutés et combien de personnes sont expulsées. Ce qui est certain en revanche, c’est que les coûts des expulsions en ce qui concerne l’hébergement d’urgence, les soins de santé, les pertes d’emplois et la déscolarisation des enfants sont alors entièrement à la charge de la société.
Parmi les pistes de solutions, le professeur Gallié cite l’exemple de l’Ontario ou de certains états européens qui ont développé toute une série de mécanismes pour permettre aux juges d’apprécier la proportionnalité de la mesure avant d’autoriser ou non l’expulsion et de tenir ainsi compte de l’intérêt général. Par exemple, en France, les magistrats doivent disposer d’un diagnostic social et financier réalisé sur les locataires par un travailleur social à la suite d’une enquête. Ce document fournit des informations de base sur la situation sociale, les ressources et les capacités de payer du justiciable. Le magistrat peut alors, à la lumière de ces constats, échelonner la dette et accorder des délais de paiement sur une période pouvant aller jusqu’à trois ans. Aussi, s’il doit y avoir expulsion, le juge est tenu de transmettre la décision à la préfecture pour analyser des solutions de relogement conformément à la Loi sur le droit au logement opposable. Plus près de nous, en Ontario, les magistrats ne peuvent rendre leur jugement sans avoir examiné les circonstances et établi si les motifs sont suffisamment graves pour justifier une expulsion.
[2] Gallié, Martin, « L’appel à la Cour du Québec d’un logement d’expulsion », Revue Juridique Thémis 51(1) 109; Gallié Martin, Brunet Julie, Laniel Richard-Alexandre, « Les expulsions pour arriérés de loyer au Québec : un contentieux de masse », McGill Law Journal, 61(3) 611.
[3] Gallié, Martin (2020) « L’accès à la justice : une idéologie ? À propos des réformes en droit du logement », Revue juridique Thémis.
Aller en appel
Martin Gallié croit qu’en vertu des chartes des droits québécoise et canadienne, il serait possible de contester cette absence de prise en compte des conséquences des expulsions pour donner un minimum de sens à la justice. Pour le moment, seuls les magistrats d’appel peuvent partiellement prendre en compte les causes des arriérés de paiement, ainsi que les conséquences et les enjeux sociaux de l’expulsion. Mais les appels sont rarissimes, moins de 1 % des jugements rendus par le Tribunal du logement sont portés en appel.
Pourquoi? « L’une des caractéristiques du contentieux des expulsions c’est que les locataires sont la plupart du temps absents lors des audiences (dans plus de 70 % des cas). Les gens touchés sont souvent précaires, désespérés. Plusieurs d’entre eux ont quitté le logement au moment de l’audience et ils ne font qu’exceptionnellement valoir leurs droits. Par ailleurs, endettés auprès de leurs propriétaires, ils n’ont, à juste titre, aucune illusion sur l’issue de litige. L’intérêt de se déplacer à l’audience est très limité. »
Martin Gallié conclut : « On a donc affaire à une justice rendue le plus souvent sans les justiciables visés et complètement aveugle aux conséquences des jugements prononcés. Et pour conclure, on rajoutera que les rares locataires qui se déplacent aux audiences ne sont qu’exceptionnellement représentés (dans moins de 6 % des cas), contrairement aux propriétaires. Cela s’explique notamment par le fait qu’ils n’ont évidemment pas les moyens de se payer des services juridiques et parce que l’aide juridique ne rétribue pas les avocats si la cause n’a que peu de chance d’être gagnée. Bref, en matière d’expulsion, le respect du contradictoire et le droit à un procès équitable sont des illusions complètes. Il pourrait donc sembler urgent qu’une étude soit minimalement réalisée pour évaluer, chiffres à l’appui, les conséquences, les coûts sociaux, sanitaires et financiers de ces dizaines de milliers de procédures d’expulsion pour la société québécoise dans son ensemble. Mais pour le moment, on ne peut que constater l’indifférence des pouvoirs publics et du législateur. Il n’existe, par exemple, aucune donnée officielle ni de politique de prévention des expulsions. Comme le soulignait Matthew Desmond, professeur de sociologie à Princeton et lauréat du prix Pulitzer, la question des expulsions reste probablement le problème social affectant la vie des pauvres urbains le moins étudié. »