Articles lundi 7 mars 2022
Deux avocates partagent leurs constats
De l’équité à l’égalité
Par Marie-Hélène Paradis
La journée du 8 mars nous incite à faire le point sur la situation des femmes dans la société en général. Qu’en est-il de la place des avocates dans l’exercice de la profession du droit? Deux avocates font part de leurs constats et de leur expérience en cabinet privé.
Force est de constater que le milieu de travail du droit en cabinet privé demeure conservateur, tant dans la façon de gérer les équipes que dans l’évaluation de la performance. Me Céline Plante, avocate associée et directrice du bureau de Québec chez Therrien, Couture, Joli-Cœur, constate que les changements se font lentement, à petites doses. « Il y a plus de flexibilité, plus d’ouverture, en particulier pour les congés de maternité, mais il reste plusieurs choses à améliorer afin d’arriver à une égalité réelle entre les hommes et les femmes au sein de la profession. Tout ça dépend aussi beaucoup de la structure dans laquelle on évolue et du type de pratique qu’on a », explique-t-elle. Le même constat est effectué par Me Selena Lu, avocate associée chez Lavery avocats. « J’ai vu une évolution, dit Me Lu, mais ça dépend des secteurs d’activités. Par exemple, dans mon domaine, le droit des fusions et des acquisitions, il n’y a presque pas de femmes car c’est un domaine très accaparant. Les transactions se font sur plusieurs fuseaux horaires et ça demande beaucoup de flexibilité dans notre emploi du temps, ce qui n’est pas évident lorsqu’on a une famille. »
L’évaluation de la performance et le règne de l’heure facturable
De façon unanime, les deux avocates remettent en question les méthodes d’évaluation des performances basées uniquement sur les heures facturables. « Il faut faire évoluer la façon de comptabiliser ou d’évaluer la performance, et faire davantage ressortir l’aspect de la valeur ajoutée, de l’implication à l’interne, de la collaboration entre collègues au sein des équipes de travail et de plusieurs autres éléments qui ont aussi une valeur dans une équipe. On devrait considérer le leadership de la ressource et ce qu’elle procure à l’équipe. Est-ce qu’elle apporte son aide aux collègues? Est-ce qu’elle transmet ses connaissances, écrit des articles ou donne des cours ou des conférences, par exemple? Pour moi, tous ces aspects ont une valeur, moins tangible mais tout aussi importante. On gagnerait à avoir une portion de l’évaluation qui soit qualitative au lieu d’une évaluation strictement quantitative », fait valoir Me Plante.
« Les cabinets ont besoin de repenser l’évaluation des performances pas seulement pour les femmes mais aussi pour les nouvelles générations, ajoute pour sa part Me Lu. Les jeunes professionnels n’ont pas les mêmes critères et n’abordent pas le travail de la même façon. Pour s’épanouir, il n’y a pas que les heures facturables. Ce qui m’a rendue heureuse, ce sont les dossiers excitants, une belle clientèle, mais aussi pouvoir m’impliquer à l’extérieur du bureau, occuper différents rôles, développer une expertise en gouvernance sur le terrain. Siéger au conseil d’administration, par exemple, m’a permis de conserver ma motivation et a mis en valeur le fait qu’en tant que personne, femme et avocate, je forme un tout. »
Les promotions…
Plusieurs questions fusent dans l’échange lorsque sont abordées les possibilités de promotion pour les avocates. Quel rôle peut-on avoir comme femme dans ce processus? Est-ce que la maternité peut retarder d’une ou plusieurs années l’accession à un poste d’associée?
« Il faut voir la personne, l’employée, comme un actif pour l’entreprise sur une longue période de temps. Si une femme prend un congé de maternité ou fait un peu moins d’heures pendant un certain temps, ça n’affectera pas sa performance sur les 30 ou 40 années que dureront sa carrière. Il faut visualiser le portrait général et prendre en compte les coûts de rétention et d’embauche. Il y a quand même des progrès qui ont été enregistrés dans certains cabinets. Lorsque j’ai débuté dans mon poste, j’étais enceinte de huit mois, et mes patrons comprenaient très bien que je partirais en congé de maternité rapidement. Ils ont endossé une vision à long terme avec moi et, ce faisant, ils se sont assurés de ma loyauté envers eux. C’est un grand changement de paradigme, mais ça vaut la peine. Avoir plus de femmes dans les postes de direction, ça contribue aussi à la rétention d’autres femmes », affirme Me Lu.
Me Plante croit qu’il faut transmettre aux femmes le message qu’il n’y a pas juste un modèle de pratique ou de carrière pour une avocate. On peut avoir une carrière en pratique privée ou dans des secteurs comme les contentieux ou la fonction publique, tout dépendant des champs d’intérêt. Elle fait aussi le constat que ce ne sont pas tous les cabinets qui vont accepter de nommer une jeune avocate comme associée avant un congé de maternité, même si elle est compétente et qu’elle obtient de bons résultats.
Cette problématique ouvre la discussion sur celle de la rétention des femmes en cabinet, une situation qui cause de plus en plus de problèmes dans la profession.
La rétention
La profession s’est beaucoup féminisée. Davantage de femmes sont maintenant diplômées de l’École du Barreau, mais un bout de chemin reste à parcourir pour rendre la profession véritablement égalitaire. Les jeunes femmes sont nombreuses à délaisser la pratique privée pour un travail plus stable, avec des heures régulières, lorsqu’elles décident de fonder une famille.
Peu importe le domaine de droit exercé, la conciliation travail-famille reste un obstacle. Certes, il y a aujourd’hui davantage de flexibilité avec le télétravail et les technologies, mais la pression des heures facturables est toujours présente. Il est évident pour les deux avocates que la rétention est un problème qui touche les avocates, mais aussi, de plus en plus, la nouvelle génération, tant les hommes que les femmes, qui trouve important d’avoir une vie équilibrée.
Selon Céline Plante, un autre enjeu entre en ligne de compte en matière de rétention et d’avancement. Le plafond de verre est en effet toujours présent lorsqu’une femme souhaite devenir associée ou accéder au partenariat. Les postes de pouvoir sont accessibles, mais il faut souvent travailler très fort, voire plus fort qu’un collègue masculin, pour y parvenir. « La définition d’associé peut être parfois trompeuse, explique-t-elle. Certains cabinets l’utilisent pour désigner un ou une salarié(e) (associate) ou pour un statut de travailleur autonome. Un réel associé ou un partenaire (partner) investit du capital dans le cabinet, prend part aux décisions, peut être appelé à siéger au sein du conseil d’administration, diriger un groupe de pratique ou un bureau au sein du cabinet mais, malheureusement, cet univers est encore majoritairement un monde composé d’hommes, malgré les progrès accomplis. »
Me Lu constate que la situation évolue avec les générations, alors que la conciliation travail-famille et le télétravail assouplissent l’horaire de travail. « Mais en contrepartie à ces progrès, il y a sans aucun doute le fait que les technologies nous rendent esclaves de notre téléphone. Le client ou le patron s’attendent à ce que nous soyons toujours disponibles à toute heure du jour. » Avec la pandémie, elle a aussi constaté que les jeunes choisissent de faire autre chose et de quitter car, isolés à la maison, le travail a pris toute la place et tout leur temps. Selon elle, il est difficile de retenir les jeunes après trois à cinq ans, et ceux-ci quittent la pratique privée. Les cabinets ont donc intérêt à changer les façons de faire pour des pratiques davantage au goût du jour afin de conserver les recrues dans leurs cabinets et s’assurer de la fidélité et de la constance de leur personnel. La rétention n’est pas un enjeu lié exclusivement à la rémunération; elle met aussi en lumière l’importance d’avoir des défis professionnels et une qualité de vie.
Les pratiques gagnantes
Favoriser la flexibilité, le travail en équipe et le mentorat, préparer les congés de maternité puis le retour au travail, combattre l’isolement que peut occasionner le congé de maternité, adapter le mode de rémunération pour refléter davantage la prestation de travail et la valeur ajoutée, impliquer les femmes dans les stratégies de rétention : ce sont les objectifs que les cabinets doivent viser pour atteindre l’égalité.
Même si elle est consciente qu’elle ne verra probablement pas d’énormes changements d’ici la fin de sa carrière, Céline Plante conseille aux jeunes femmes de prendre leur place, d’assumer leur ambition, d’avoir des alliés hommes et femmes, de développer leurs habiletés politiques et, surtout, de persévérer.
Selena Lu rappelle de son côté que l’égalité passe aussi par les hommes. « Le jour où les jeunes papas de la nouvelle génération prendront leur congé de paternité et partageront même celui de leurs conjointes, leur vision va changer et faire en sorte que les cabinets deviendront vraiment égalitaires. »